« Nous commençons enfin à comprendre que l’Homme est la seule créature dont les activités extérieures ne peuvent entièrement s’expliquer sans faire appel à un genre très particulier d’activité intérieure : le rêve.
Il parait raisonnable de penser que les songes ont toujours plus ou mois influencé le comportement humain ; et il semble probable, quoique impossible à démontrer scientifiquement, qu’avec les organes humains de la parole, ils aient contribué à l’élaboration de toute la culture de l’homme. Sa créativité naît de l’inconscient et se manifeste d’abord par les rêves.
C’est donc grâce au rêve que l’Homme prit conscience d’un monde surnaturel auquel nul autre animal ne prêtait attention. Dans ce royaume, les ancêtres s’immisçaient par des voies mystérieuses dans la vie humaine pour leur faire bénéficier de leur sagesse ou archétypes - fantômes, démons, esprits et dieux - puisaient tous à la même source, et ils semblaient à l’Homme d’autant plus proches d’une réalité vécue qu’ils émanaient de ses propres songes. Peut-être ce rapport avec l’au-delà le conduisit-il à s’émanciper de sa docile condition animale.
Au cours de l’histoire, l’Homme a été à la fois guidé et effrayé par ses rêves. Et il avait de bonnes raisons de l’être : sans doute son monde intérieur lui apparaissait-il bien plus menaçant et bien moins compréhensible que le monde extérieur, ce qui est toujours le cas. Sa première tâche ne fut pas de façonner des outils pour contrôler son environnement mais de donner forme à des instruments autrement puissants et décisifs pour se contrôler lui-même et, plus encore, pour contrôler son inconscient. L’invention, puis le perfectionnement de ces instruments - rituels, symboles, mots, représentations, normes de comportement (moeurs) - furent la principale occupation de l’homme préhistorique, plus nécessaires à sa survie que la fabrication d’outils et plus fondamentaux encore pour son évolution ultérieure.
Si le rituel fut la première forme de travail, il s’agissait d’un travail sacré ; et son lieu d’exécution était un endroit sacré - associé à une source, à un grand arbre ou à un gros rocher, à une caverne ou à une grotte. Ceux qui excellaient dans ces travaux sacrés devenaient chamanes, magiciens, sorciers, et enfin rois et prêtes : des spécialistes distincts du reste de la tribu en vertu de leurs talents supérieurs, de leurs dons pour le rêve ou pour son interprétation, de leur faculté à mémoriser l’ordre du rituel et à interpréter les signes de la nature. »
Lewis Mumford (Jadis, au temps du rêve - Le mythe de la machine - 1966)